Papa,
Je me souviens que tu m’appelais Marine quand tu étais fâché sinon j’étais Marina, Marinaschkaïa, ou Marinettaschkaïa,
Je me souviens des paysages de Toscane que tu composais, de l’odeur de la peinture à l’huile et de ta pipe en bois,
Je me souviens d’un voyage en Hollande avec Frank mourant, de vos disputes dans la voiture, de toi le portant pour qu’il aille pisser derrière un arbre et lui beuglant qu’il avait mal.
Je me souviens de ta période Mémoires de Saint-Simon, nous avons vécu au XVIIe siècle pendant plusieurs mois. Les mots avaient changé, tu ne disais plus "engueuler" mais "gourfouler", tu ne disais plus "il pleut" mais "la pluie de Marly ne mouille point", et quand maman préparait un délicieux repas, tu disais, "nous dinons dans la splendeur",
Je me souviens de ta fierté devant mes bulletins d’écolière et de ta tristesse quand j’ai raté l’agrégation, tu répétais « je suis comme le père Goriot quand mes filles ont froid j’ai froid quand mes filles ont soif j’ai soif »,
Je me souviens de ta fierté quand j’ai été reçue l’année d’après, tu aurais voulu organiser une fête en mon honneur et j’étais gênée.
Je me souviens de toi à l’anniversaire de Dany, chancelant comme une feuille d’automne en plein juillet. Tu voulais absolument faire un discours pour excuser l’absence de Milena et de Roland, tu t’es précipité sur le micro et tu as bégayé un flot de mots inaudibles, soutenant d’un regard inquiet les invités.
Je me souviens de ta modestie maladive, tu ne te disais jamais médecin, jamais maître de conférences, tu disais je travaille à Bobigny, je fais des électroencéphalogrammes. Mes amies du lycée, intriguées par ton métier que je ne savais pas nommer, en avaient conclu que tu étais brancardier.
Je me souviens de ton goût pour l’exagération, des torrents d’injures que tu adressais à ton téléphone, à Microsoft, à Bouygues et à tous ces salopards qui se mettaient en travers de ta route.
Je me souviens de ton amour pour le bon usage de la langue, et de tes emportements contre les fâcheux qui disaient « tout à fait » au lieu de « oui », qui prononçaient les consonnes doubles et les liaisons de façon appuyée ou qui avaient le mauvais goût d’accoler deux mots qui sonnaient mal entre eux. Tu étais furieux contre « Les matins d’été » sur France Culture. Rien à voir avec le contenu de l’émission, mais avec ses sonorités, matins DT c’est horrible.
Je me souviens aussi de ta mauvaise foi quand tu utilisais des expressions vulgaires en niant absolument qu’elles le soient ; un jour tu te moquais des 4 ou 5 personnes en France qui se croyaient supérieures aux 65 millions restant en employant seules le bon langage ; « ces gens qui disent LA covid ; eh bien je leur pisse à la raie » . Reda faisait semblant d’être outré par la grossièreté du Docteur Onnen et toi tu faisais semblant de ne pas voir le problème.
Je me souviens de ta haine pour Bertrand Cantat et de ta croisade quand une biographie de lui est sortie : tu faisais le tour des librairies pour cacher les livres maudits sous d’autres piles.
Je me souviens de ton acharnement pour que les poèmes d’Aurélien soient publiés.
Je me souviens que chaque année tu nous téléphonais le 20 mars puis le 12 mai. En 2023 tu nous as écrit, à Bérénice, Alice et moi,
« Difficile jour anniversaire, alors qu'Aurélien n'est plus là depuis 24 ans. Je me souviens parfaitement d'avoir vu Maman très heureuse quand ce fut un petit garçon. »
Ce 20 mars 2025, pour la première fois tu n’as pas appelé, signe manifeste que tu étais déjà en chemin pour rejoindre celui dont tu n’as jamais accepté la mort.
Du plus profond de mon cœur, j’espère que tu l’as retrouvé quelque part là-haut et que tu peux désormais être en paix.